#MVTAT S02E03
La tournée intense comprend des pings pong entre Metz en Nancy avec un stop éphémère de 9 minutes en gare de Strasbourg, nécessaires à débarquer des nancéiens et embarquer des messins, qui vivent à une heure les uns et des autres et ne se rencontrent pourtant que sur les quais de la gare et dans les stades, et lors des tournées de marché de Noël.
Arrivés à Strasbourg dans cette zone franche avec des allures de passage frontière, sans même se rendre compte qu’on n’y roule plus du même côté, les uns ont volé leurs 9 minutes aux autres pour cause de trafic intense en gare et qui seront pourtant nécessaires à inverser la propulsion du train et opérer des contrôles de routine, les deux populations se massent devant les deux portes de la voiture de Première classe, déclassée sur cette ligne mais pas moins classe pour autant, la voiture symbole du déclassement de la Lutte des classes.
On y retrouve pêle-mêle les premiers arrivés, les derniers sortis, les amateurs de bons plans, les femmes cadres qui baissent enfin la garde en jouant au solitaire sur les places solitaires en rêvant de solitude, quelques loustics habitués du lino qui se la roulent de la trottinette, mais sur les moquettes, et tous les retournements de l’Agence Paie et Famille en termes de versions de Facilités de Circulation des ayant droits Maison, ainsi qu’un nombre presque raisonnable de pass Carmillon.
Noyé dans ce théâtre, mais près de l’orchestre vu qu’il en faisait partie, un ancien collègue détient un pass Carmillon édité sur une imprimante du XXe siècle à cartouches, observe néanmoins tout avec la précision d’un laser. Comme il est à la retraite depuis plus d’années qu’il ne l’a attendue, comme toujours, la photo prête a sourire… Le cheveux s’est retranché derrière son dernier bulbe et la moustache tulipe semble avoir migré vers les sourcils.
Il est sympa, jovial et habillé en dimanche. Il échange quelques souvenirs d’un monde que je n’ai pas connu et que mon âge lui laisse supposer l’avoir pourtant traversé.
C’est qu’il revient d’une remise de médaille qu’il me présente, bien sonnante quoique pas de quoi trébucher, et dont il n’est pas peu fier, fierté redoublée précisément depuis qu’il a tous ses dimanches.
Il aura du partir avec panache avec la dernière vapeur et je me prend à calculer que je partirai moi en retraite avec le dernier 73500, c’est à dire avec un Suppo et un vilain rictus.
Ya pas à dire, l’époque a vraiment changé.
Sa femme est plus réservée. Comme souvent, elle présente un éventail de Fichets de Circulation cartonnés dans lequel je dois chercher mon sois-disant bonheur. Par chance il en a connu d’autres.
Faut dire qu’avoir épousé un cheminot et en avoir produit deux autres, elle en a bouffé de la friture de lignes. Elle aura soupé du progrès technique, des prouesses architecturales, de la haute vitesse et des petites lignes, de la politique, de la fiction, et un certain nombre de revers, et donc de médailles. Au moins, elle aura échappé aux bouleversements de l’ouverture à la concurrence, un autre Monde qu’elle connaitra peut être à devoir troquer ses Fichets contre des prunes.
Elle estime toutefois qu’au tribu payé, elle a bien droit à une tribune, un minima de patience et quelques services.
Derrière eux, ce jeune homme avec les jambes sur l’accoudoir, lui aussi ayant droit, est en règle autant qu’en terrain conquis. Il affiche une nonchalance narquoise. Il pourrait s'agir d'un gamin de cadre qui a appris l’alphabet sur la grille de qualif.
Comme j’en appelle au sens de l’exemplarité des enfants de cheminots qui voyagent à l’oeil en plus d’avoir les coudée un peu trop franches à mon goût, il ricane en pointant du menton un couple dont on pourrait imaginer une certaine précarité. Ceux-là sont parfaitement en règle avec leurs cartes solidaires et s’offrent un voyage en confort première avec un délice visible et une certaine tenu.
Le gamin qui ne s’en trouve même pas gêné fera un très mauvais contrôleur.
Le Train va arriver en Gare de Metz, qui derrière sa façade si spectaculaire cache un plafond de béton digne de la base sous marine de Saint Nazaire éclairée au néon, ce qui la rend quelque peu anxiogène.
On se rendra directement au foyer du personnel roulant sans passer par la salle de repos des contrôleurs qui ressemble au parloir sexuel d'une maison pénitentiaire, mais avec un distributeur de bouffe. On cherche surtout à éviter de croiser des collègues messins dépités d’être sans cesse vilipendés par les travailleurs frontaliers ou la moindre grande duduche se prend pour la Grande Duchesse et qui, quitte à faire voyager des gens gratuitement, préféreraient mille fois être frontaliers avec l’Ukraine.
La lutte des classes n’est plus débat. Les préjugés l’ont emporté, la fainéantise, le manque de considération d’autrui, la stigmatisation facile… ont décimé les combats d’arrière garde de lutte des classes. J’y suis hélas, trop fortement surexposé.
Mais je peux, avec du doigté, de l’élocution et de la répartie parfois tranchante imprimer une certaine idée du voyager ensemble et des luttes qui n’ont pas à avoir cours dans mes trains ; ma corporation est devenue par défaut Maître de Céméronie, encadrée par la Loi et la réglementation et pour ma part une plutôt bonne éducation dont j'exprime reconnaissance à mes parents. Mais demain?
MC L’Alchimiste